
L’arbitrage en équité, mécanisme permettant à l’arbitre de statuer selon sa vision personnelle de la justice sans être lié par les règles strictes du droit positif, se heurte dans de nombreuses situations à une fin de non-recevoir. Cette notion d’irrecevabilité de l’arbitrage en équité constitue un point névralgique dans la pratique arbitrale contemporaine. Le phénomène mérite une attention particulière car il définit les contours de la liberté des arbitres et des parties dans la résolution des litiges. La tension entre la flexibilité recherchée dans l’arbitrage et les garde-fous juridiques nécessaires soulève des questions fondamentales touchant à la sécurité juridique, à l’ordre public et aux attentes légitimes des justiciables.
Les fondements de l’irrecevabilité de l’arbitrage en équité
L’arbitrage en équité, connu sous l’appellation latine d’amiable composition, permet à l’arbitre de s’affranchir de l’application stricte des règles de droit pour rechercher une solution juste et équilibrée au litige. Toutefois, cette liberté n’est pas sans limites et se trouve confrontée à diverses barrières juridiques qui peuvent rendre l’arbitrage en équité irrecevable.
Le premier fondement de cette irrecevabilité réside dans le consentement des parties. Selon l’article 1512 du Code de procédure civile français, l’arbitre ne peut statuer en amiable compositeur que si les parties lui ont expressément conféré ce pouvoir. L’absence de stipulation claire dans la convention d’arbitrage constitue donc un obstacle majeur. La Cour de cassation a régulièrement rappelé ce principe, notamment dans un arrêt du 15 février 2001 où elle précise que « le pouvoir de statuer en amiable compositeur doit résulter de la volonté expresse des parties ».
Un deuxième fondement concerne les matières relevant de l’ordre public. Dans de nombreux domaines, le législateur a établi des règles impératives dont les parties ne peuvent s’affranchir. Ainsi, en droit de la consommation, en droit du travail ou en matière de baux d’habitation, l’arbitrage en équité se heurte à des dispositions d’ordre public qui limitent considérablement sa portée. La jurisprudence a confirmé cette limitation, notamment dans l’arrêt Mostaza Claro de la CJCE du 26 octobre 2006, qui souligne l’importance de la protection du consommateur face aux clauses abusives, y compris dans le cadre arbitral.
Le troisième fondement touche aux règles procédurales impératives. Même lorsque l’arbitre statue en équité, il reste tenu par certains principes fondamentaux du procès équitable. Le respect du contradictoire, l’égalité des armes et l’impartialité demeurent des exigences incontournables. L’arbitrage en équité devient irrecevable s’il contrevient à ces garanties procédurales essentielles.
Les sources légales de l’irrecevabilité
Les sources légales qui encadrent l’irrecevabilité de l’arbitrage en équité sont multiples et s’articulent à différents niveaux :
- Les dispositions du Code civil et du Code de procédure civile relatives à l’arbitrage
- Les lois spéciales comportant des dispositions d’ordre public
- Les conventions internationales comme la Convention de New York de 1958
- Les règlements d’arbitrage institutionnels
En droit français, le décret du 13 janvier 2011 portant réforme de l’arbitrage a clarifié plusieurs aspects relatifs aux pouvoirs des arbitres, confirmant que l’amiable composition reste une exception qui doit être expressément prévue. À l’échelle internationale, la Loi type de la CNUDCI sur l’arbitrage commercial international prévoit en son article 28 que « le tribunal arbitral ne statue en qualité d’amiable compositeur […] que si les parties l’y ont expressément autorisé ».
L’arbitrage en équité face aux matières non arbitrables
La question de l’arbitrabilité constitue un préalable fondamental à tout arbitrage, qu’il soit en droit strict ou en équité. Certaines matières sont considérées comme non arbitrables par nature, rendant de facto irrecevable tout arbitrage en équité dans ces domaines.
Le droit pénal figure en tête des matières soustraites à l’arbitrage. Les infractions pénales, touchant à l’ordre public de direction, relèvent exclusivement de la compétence des juridictions étatiques. Un arbitre, même statuant en équité, ne saurait se prononcer sur la qualification d’une infraction ou sur l’application d’une sanction pénale. La chambre criminelle de la Cour de cassation a fermement rappelé ce principe dans plusieurs décisions, considérant nulle toute convention d’arbitrage portant sur des questions pénales.
Le droit des procédures collectives constitue un autre domaine où l’arbitrage en équité se heurte à de sérieuses limitations. Lorsqu’une entreprise fait l’objet d’une procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire, l’intervention du juge-commissaire et du tribunal de commerce s’impose. La loi du 26 juillet 2005 relative à la sauvegarde des entreprises a renforcé le caractère d’ordre public de ces procédures, limitant considérablement la place de l’arbitrage.
En droit de la famille, l’état et la capacité des personnes échappent traditionnellement à l’arbitrage. Les questions relatives au divorce, à la filiation ou à l’autorité parentale ne peuvent être tranchées par un arbitre, même en équité. Le Conseil d’État français a confirmé cette position dans un avis du 22 mars 2007, soulignant que « les litiges relatifs à l’état des personnes ne peuvent faire l’objet d’un arbitrage ».
Les nuances dans l’arbitrabilité
Il existe toutefois des zones grises où l’arbitrabilité n’est pas exclue de manière absolue. Dans ces domaines, l’arbitrage en droit strict peut être admis tandis que l’arbitrage en équité demeure irrecevable :
- En droit de la propriété intellectuelle, les questions de validité des brevets relèvent des juridictions étatiques, mais les litiges contractuels peuvent être arbitrés
- En droit de la concurrence, si l’application des règles antitrust est impérative, certains aspects compensatoires peuvent être soumis à l’arbitrage
- En droit des sociétés, les conflits entre associés peuvent être arbitrés, mais pas les questions touchant à l’ordre public sociétaire
Le Tribunal des conflits a apporté d’utiles précisions dans sa décision INSERM c/ Fondation Letten F. Saugstad du 11 avril 2016, en distinguant les questions arbitrables de celles qui ne le sont pas dans les contrats administratifs internationaux. Cette jurisprudence illustre la démarche nuancée qu’adoptent les juridictions pour délimiter le champ de l’arbitrabilité.
Les limites procédurales à l’arbitrage en équité
L’arbitrage en équité se trouve confronté à diverses contraintes procédurales qui peuvent conduire à son irrecevabilité. Ces limites, inhérentes au système juridique, garantissent que même la recherche de l’équité s’inscrit dans un cadre procédural cohérent.
La première limite concerne le respect de l’ordre public procédural. Même lorsqu’il statue en équité, l’arbitre doit se conformer aux principes directeurs du procès. Le Comité français de l’arbitrage a souligné que « l’amiable compositeur demeure tenu par les principes fondamentaux de la procédure contradictoire ». La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 10 janvier 2012, a annulé une sentence rendue en équité car l’arbitre avait méconnu le principe du contradictoire, démontrant que l’équité ne peut servir de prétexte à l’inobservation des garanties procédurales fondamentales.
La deuxième limite touche à l’obligation de motivation des sentences. Contrairement à une idée reçue, l’arbitre statuant en équité n’est pas dispensé de motiver sa décision. La jurisprudence a clairement établi que l’absence de motivation constitue un motif d’annulation de la sentence, y compris en matière d’amiable composition. Dans un arrêt du 15 mars 2017, la Cour de cassation a confirmé que « l’arbitre amiable compositeur doit motiver sa sentence en expliquant pourquoi la solution strictement juridique lui paraît inéquitable et comment l’équité justifie la solution qu’il adopte ».
La troisième limite procédurale concerne les délais d’arbitrage. En droit français, l’article 1463 du Code de procédure civile impose un délai de six mois pour rendre la sentence, sauf convention contraire. Ce délai s’applique indifféremment à l’arbitrage en droit strict et à l’arbitrage en équité. Un arbitrage en équité initié hors délai ou dont la sentence est rendue tardivement peut être déclaré irrecevable.
L’articulation avec les recours
L’arbitrage en équité soulève des questions spécifiques quant aux recours disponibles contre la sentence :
- Le recours en annulation reste ouvert contre une sentence rendue en équité, mais sur des fondements limités
- L’appel réformation n’est généralement pas admis, sauf convention expresse des parties
- Le recours pour déni de justice peut être envisagé en cas de manquement grave de l’arbitre
La Cour européenne des droits de l’homme a apporté sa contribution à ce débat dans l’arrêt Regent Company c/ Ukraine du 3 avril 2008, en rappelant que les garanties de l’article 6 de la Convention EDH s’appliquent à l’arbitrage, y compris lorsqu’il est conduit en équité. Cette jurisprudence renforce l’idée que l’équité dans l’arbitrage n’équivaut pas à l’absence de cadre procédural.
L’irrecevabilité de l’arbitrage en équité dans le contentieux international
Le contexte international ajoute une dimension supplémentaire à la problématique de l’irrecevabilité de l’arbitrage en équité. Les interactions entre différents systèmes juridiques et les questions de conflit de lois complexifient l’analyse.
Dans l’arbitrage commercial international, certains systèmes juridiques adoptent une approche restrictive vis-à-vis de l’arbitrage en équité. Ainsi, le droit anglais se montre traditionnellement réticent envers l’amiable composition, privilégiant une application stricte du droit. L’Arbitration Act de 1996 ne mentionne pas explicitement la possibilité pour les arbitres de statuer en amiable compositeurs, ce qui a conduit à une interprétation restrictive par les tribunaux britanniques. À l’inverse, les droits d’inspiration romaniste comme le droit français ou le droit suisse reconnaissent plus largement cette faculté.
L’arbitrage d’investissement constitue un domaine particulier où l’équité fait l’objet d’un traitement spécifique. L’article 42 de la Convention de Washington instituant le CIRDI prévoit que le tribunal arbitral statue en principe selon le droit désigné par les parties, mais peut appliquer les règles de droit qu’il juge appropriées en l’absence de choix. Toutefois, la pratique du CIRDI montre une réticence à admettre l’arbitrage en pure équité, comme l’illustre la décision Klöckner c/ Cameroun du 3 mai 1985, où le comité ad hoc a annulé une sentence pour avoir statué en équité sans autorisation expresse des parties.
Les traités bilatéraux d’investissement (TBI) contiennent parfois des dispositions spécifiques sur la loi applicable, limitant la possibilité pour les arbitres de recourir à l’équité. Le TBI entre la France et l’Argentine du 3 juillet 1991 stipule par exemple que le tribunal arbitral « applique les dispositions du présent accord, le droit de la partie contractante partie au différend […] ainsi que les principes du droit international en la matière », sans mentionner la possibilité de statuer en équité.
La question de l’ordre public transnational
L’ordre public transnational ou véritablement international constitue une limite significative à l’arbitrage en équité dans le contexte international :
- Les principes fondamentaux du commerce international doivent être respectés
- La prohibition de la corruption et des pratiques contraires à la morale des affaires s’impose à l’arbitre
- Le respect des embargos et sanctions internationales ne peut être écarté au nom de l’équité
La Cour d’appel de Paris a développé une jurisprudence substantielle sur cette notion, notamment dans l’arrêt Thales c/ GIE Euromissile du 18 novembre 2004, où elle considère que la violation de l’ordre public international constitue un motif d’annulation de la sentence, y compris lorsque l’arbitre statue en équité.
Stratégies juridiques face à l’irrecevabilité de l’arbitrage en équité
Face aux limitations imposées à l’arbitrage en équité, les praticiens et les parties ont développé diverses stratégies juridiques permettant de contourner ou d’atténuer les effets de l’irrecevabilité, tout en préservant une certaine flexibilité dans la résolution des litiges.
La première stratégie consiste à recourir à des formulations alternatives dans la clause compromissoire. Au lieu de mentionner expressément l’amiable composition ou l’équité, les parties peuvent stipuler que l’arbitre tiendra compte des « usages du commerce », des « principes généraux du droit » ou de la « bonne foi contractuelle ». La jurisprudence arbitrale a généralement reconnu la validité de telles clauses qui, sans constituer formellement un arbitrage en équité, offrent une marge d’appréciation significative à l’arbitre.
Une deuxième approche réside dans la combinaison de l’arbitrage en droit et de la médiation. Les procédures hybrides comme le Med-Arb ou l’Arb-Med-Arb permettent d’intégrer une phase de médiation où l’équité peut jouer pleinement, avant de revenir à un arbitrage en droit strict pour la phase décisionnelle. Le Centre de Médiation et d’Arbitrage de Paris (CMAP) propose des règlements adaptés à ces procédures hybrides, offrant ainsi une alternative aux parties souhaitant bénéficier des avantages de l’équité sans s’exposer aux risques d’irrecevabilité.
Une troisième stratégie implique le recours aux principes UNIDROIT relatifs aux contrats du commerce international. Ces principes, qui codifient de nombreuses solutions équitables reconnues internationalement, peuvent être désignés comme droit applicable au fond du litige. L’arbitre applique ainsi formellement des règles de droit, tout en disposant d’une flexibilité proche de celle qu’offrirait l’équité. La Chambre de commerce internationale (CCI) a relevé dans son rapport sur les sentences arbitrales de 2018 que cette pratique connaissait un développement significatif.
Le rôle de la rédaction des clauses
La rédaction des clauses d’arbitrage joue un rôle décisif pour éviter l’irrecevabilité :
- Une clause d’équité partielle peut limiter le pouvoir d’amiable composition à certains aspects du litige
- L’inclusion d’une hiérarchie des normes applicables peut guider l’arbitre dans son raisonnement
- La stipulation de facteurs spécifiques que l’arbitre devra prendre en compte peut orienter sa décision
Le Professeur Philippe Fouchard, éminent spécialiste de l’arbitrage, recommandait d’ailleurs dans ses écrits une attention particulière à la rédaction des clauses d’arbitrage, soulignant que « la précision dans la délimitation du pouvoir d’amiable composition peut éviter bien des déconvenues ultérieures ».
Perspectives d’évolution et recommandations pratiques
L’arbitrage en équité, malgré les nombreuses limites qui peuvent le rendre irrecevable, demeure un mécanisme qui suscite l’intérêt des praticiens et des parties. Son évolution future s’inscrit dans un contexte de transformation plus large de la justice alternative.
Une tendance notable concerne l’harmonisation internationale des approches concernant l’arbitrage en équité. Les travaux de la CNUDCI et de l’Institut international pour l’unification du droit privé (UNIDROIT) contribuent à l’émergence d’un cadre plus cohérent au niveau global. Le rapport Fouchard-Gaillard-Goldman sur l’arbitrage commercial international avait déjà identifié cette tendance, notant que « les différences entre systèmes juridiques quant à l’admissibilité de l’amiable composition tendent à s’estomper progressivement ».
L’essor de l’intelligence artificielle dans le domaine juridique pourrait également influencer l’avenir de l’arbitrage en équité. Les outils d’aide à la décision basés sur l’analyse prédictive pourraient fournir aux arbitres des références objectives pour étayer leurs décisions en équité, réduisant ainsi le risque d’irrecevabilité pour défaut de motivation. Des projets pilotes comme celui mené par la Chambre Arbitrale Internationale de Paris explorent déjà ces possibilités.
Les considérations environnementales et sociales gagnent en importance dans l’arbitrage contemporain et pourraient justifier un recours plus fréquent à l’équité dans certains domaines. L’arbitrage climatique ou l’arbitrage impliquant des communautés autochtones pourrait voir se développer des approches spécifiques où l’équité jouerait un rôle accru, à condition que des garanties procédurales adaptées soient mises en place.
Recommandations pour les praticiens
Face à la complexité de la matière, plusieurs recommandations pratiques peuvent être formulées :
- Procéder à une analyse préalable approfondie de l’arbitrabilité du litige et des limites potentielles à l’équité
- Rédiger des clauses d’arbitrage précises, définissant clairement l’étendue du pouvoir d’amiable composition
- Prévoir des mécanismes alternatifs en cas d’irrecevabilité de l’arbitrage en équité
- S’assurer que les arbitres désignés possèdent une expérience spécifique en matière d’amiable composition
Le Professeur Thomas Clay suggère dans ses travaux de combiner plusieurs approches : « La sécurisation de l’arbitrage en équité passe par un dosage subtil entre précision des pouvoirs conférés à l’arbitre et flexibilité nécessaire à l’adaptation aux circonstances particulières du litige ».
L’arbitrage en équité, malgré ses limitations et les cas d’irrecevabilité qui peuvent l’affecter, conserve un attrait indéniable pour les parties recherchant une justice sur mesure. Sa pérennité dépendra de la capacité des praticiens à naviguer entre les écueils juridiques tout en préservant l’essence de cette forme particulière de justice.